STÉRÉOLITHOGRAPHIE ET RESISTANCE
Germaine Tillion (1907-2008)
Une ethnologue, des Aurès à Ravensbrück
Germaine Tillion, femme d'exception, est morte le 19 avril 2008, à près de 101 ans, au terme d'une existence féconde. Ethnologue, elle s'est signalée par une étude remarquable : Le harem et les cousins, indispensable à tout historien pour comprendre le monde méditerranéen et l'islam.
Germaine Tillion (30 mai 1907, Allègre, Haute Loire - 19 avril 2008, Saint-Mandé,Val-de-Marne)Germaine Tillion a découvert l'ethnologie auprès de Marcel Mauss. Sur une suggestion de ce dernier, elle part étudier de 1934 à 1940 l'ethnie berbère des Chaouis, dans les Aurès, en Algérie.
De retour à Paris, pendant l'Occupation, elle participe activement au réseau de résistance du Musée de l'Homme. Elle est arrêtée sur dénonciation d'un agent double, l'abbé Robert Alesh, et déportée le 21 octobre 1943 à Ravensbrück, un camp destiné aux opposants politiques de la catégorie Nacht und Nebel (« Nuit et brouillard »), autrement dit destinés à disparaître d'une façon ou d'une autre ! La mère de Germaine Tillion, également déportée, n'y survivra pas et sera gazée.
Elle-même endure l'épreuve en considérant le camp avec le regard de l'ethnologue. Elle en tirera plus tard un témoignage remarquable : Ravensbrück (1988). Elle écrit aussi sur place, en secret, une opérette : Le Verfügbar aux Enfers.
À la Libération, elle participe à des enquêtes sur les crimes nazis puis reprend ses études ethnologiques dans les Aurès.
Quand éclate la guerre d'Algérie, elle s'engage de toutes ses forces en faveur de la paix et déplore la « clochardisation » de la population musulmane. Le gouverneur général Jacques Soustelle l'appelle en 1955 à ses côtés pour mettre sur pied des centres sociaux.
Germaine Tillion dénonce la torture pratiquée par les paras aussi bien que les attentats aveugles du FLN. Yacef Saadi, chef militaire du FLN à Alger, la rencontre en secret et lui promet de mettre fin aux attentats sous réserve que soient suspendues les exécutions capitales. La trêve dure quelques semaines jusqu'à ce que soient guillotinées cinq personnes à Alger...
L'éminente Simone de Beauvoir qualifie de « saloperie » la médiation de Germaine Tillion. Comme Sartre, elle s'est engagée sans réserve aux côtés du FLN et ne voit pas pourquoi ils devraient se priver de commettre des attentats.
Catholique et gaulliste, Germaine Tillion témoigne par ailleurs d'une amitié compréhensive pour ses relations communistes, à commencer par son maître Marcel Mauss. De tous ses ouvrages, celui qui lui vaudra la célébrité est un essai passionnant, parfaitement accessible à un public de non-spécialistes : Le harem et les cousins (Seuil, 1966).
Beaux-frères, cousins et citoyens
Condensé des observations de Germaine Tillion, Le harem et les cousins propose une théorie historique décapante sur les structures matrimoniales au cours des âges. L'auteur distingue trois catégories principales :
La « république des beaux-frères »
Reprenant les théories de ses confrères Claude Lévi-Strauss et Margaret Mead, Germaine Tillion rappelle que les sociétés de chasseurs-cueilleurs et les sociétés primitives en général sont fondées sur l'« échange des femmes ».
Ces sociétés prohibent sévèrement l'inceste et encouragent les mariages entre personnes de clans voisins. Ces mariages permettent aux hommes d'étendre leurs liens de solidarité aux frères et aux cousins de leur femme. D'où l'expression : « république des beaux-frères » que Germaine Tillion donne à ces sociétés exogames.
La « république des citoyens »
Exogames sont aussi les sociétés urbaines contemporaines. Elles le sont devenues pour des raisons liées aux facilités de contact, à la libre circulation et à la primauté de l'individu sur le clan... et par l'adoption d'un système juridique d'inspiration anglo-saxonne ou nordique (cette idée nous renvoie aux récentes thèses d'Emmanuel Todd sur les structures familiales).
D'où l'expression : « république des citoyens » donnée à ces sociétés aujourd'hui en plein essor.
La « république des cousins »
Enfin, entre les deux, Germaine Tillion distingue une structure atypique. C'est la « république des cousins ». Farouchement endogame, elle impose le mariage à l'intérieur du clan familial, de préférence entre cousins germains du côté paternel (l'homme épouse une nièce de son père). Cette structure est caractéristique du monde méditerranéen dans son ensemble ainsi que de ses excroissances (l'Amérique latine).
Le mariage entre cousins est si bien devenu la norme dans ces sociétés qu'il n'est pas rare chez des chrétiens du Liban ou des musulmans d'Afrique du nord, d'appeler son conjoint : « ma cousine » ou « mon cousin » même en l'absence de lien de parenté.
La « république des cousins », qui tend à enfermer les sociétés sur elles-mêmes, au détriment de l'ouverture, de l'innovation et du progrès, constitue une anomalie matrimoniale au regard des deux autres types sociaux. Heureusement, elle est altérée dans les cités, où elle est soumise à contestation.
Audacieuses hypothèses, remarquables intuitions
En quête d'hypothèses sur l'origine de l'exogamie, Germaine Tillion remonte au Paléolithique supérieur (-40 000 à -10 000). Cette époque témoigne d'avancées techniques dans l'outillage et l'armement en pierre taillée. La population tend à augmenter et, du coup, le gibier se raréfie. On imagine des disettes. Pourtant, pas de migrations ni de guerres, pas de bouleversement démographique. Comment les humains auraient-ils donc surmonté le défi de la faim pendant 300 siècles ? En développant l'exogamie et les alliances matrimoniales entre clans, suppose Germaine Tillion. De cette façon, ils assurent la paix, maîtrisent leur fécondité... et favorisent le brassage des gènes et des idées.
Arrive la « révolution néolithique » au Moyen-Orient et dans tout le bassin méditerranéen. Germaine Tillion y voit l'origine de l'endogamie et de la « république des cousins » (*).
« Avec le néolithique l'exigence vitale s'inverse, car désormais les ressources vont croître dans la proportion où croissent les hommes, et, pendant des milliers d'années, il n'y aura presque jamais trop de bras pour labourer les champs, pour fabriquer les charrues, pour protéger les réserves de grains ou défendre le bétail », écrit-elle. Il n'est plus question de maîtriser la fécondité par la monogamie et l'échange calculé des femmes, comme dans les sociétés du statu quo de l'époque paléolithique (ou de la nôtre).
Dans les premières sociétés touchées par l'urbanisation et l'agriculture, au Moyen-Orient et autour de la Méditerranée, le choc est brutal. Le natalisme devient de rigueur, d'où la polygamie et le mariage entre cousins, à la limite de l'inceste. Le reste du monde va se convertir plus en douceur à la nouvelle donne. C'est pourquoi, selon l'ethnologue, la « république des cousins » reste confinée au domaine que l'on a vu.
Sa première conclusion sonne comme un avertissement prémonitoire, en ce début du XXIe siècle, à l'heure des émeutes de la faim :
« En somme, depuis qu'il émergea de la condition animale, l'homme aurait connu déjà deux fois une terre trop grande pour lui, et deux fois une terre trop petite.
Trop grande, pendant tout le paléolithique inférieur (près de deux mille millénaires), trop petite à l'époque des grands chasseurs magdaléniens, aurignaciens, voire moustériens (vingt, trente, quarante milliers d'années), puis, de nouveau trop grande lorsque, avec le néolithique, naquit il y a neuf mille ans la civilisation. Maintenant, en cette seconde moitié du vingtième siècle, elle est pour la seconde fois trop petite, par suite des découvertes de Pasteur, Fleming et quelques autres. Et c'est là, très évidemment, le fait le plus important de notre temps ».
Menaces sur le clan
La « république des cousins » s'étant épanouie dans le berceau du néolithique, la Méditerranée, Germaine Tillion observe en ethnologue comment elle s'est accommodée des grandes religions monothéistes de la région : judaïsme, christianisme et islam.
Notons-le, la Bible reflète la préférence pour le mariage entre cousins : Sara, épouse d'Abraham, est aussi la fille de son oncle paternel ; et c'est dans leur lignée paternelle que les descendants du patriarche choisissent leur épouse.
Pour le reste, l'ethnologue montre que les humains ont accepté les préceptes religieux quand ils les arrangeaient, et les ont ignorés ou violés dans le cas contraire ! Ainsi du voile et de la claustration des femmes, du culte de la virginité, de la polygamie, de l'interdiction d'hériter faite aux femmes, de la circoncision [rituel d'appartenance communautaire]... Autant de caractéristiques de la « république des cousins » !
« Nous constatons que, lorsque la religion a repris à son compte une coutume antérieure à elle, la pratique, invariablement, renforce la loi. Par contre, lorsque la religion s'est opposée à la coutume, le dosage des infractions religieuses nous donnera les plus précieuses indications sur l'enracinement de l'usage en cause », écrit-elle.
« Le Coran, par exemple, proclame que la prière est le premier devoir du Croyant, et place ce devoir avant celui de faire le Ramadan ; il mentionne épisodiquement le voile, mais ne le conseille que pour les femmes de la famille du Prophète ; il ne fait aucune allusion à la circoncision.
Tous les musulmans pensent, naturellement, que le Coran est un livre parfait ; cependant nous les voyons se conformer, sans aucune exception, à l'usage de la circoncision - usage qui était déjà antique dans le milieu où elle est pratiquée aujourd'hui - ; nous les voyons renoncer (péniblement) à celui du voile [l'ouvrage (1966) est antérieur à la vague islamiste] - également plus ancien que l'islam - et attacher en grand nombre beaucoup d'importance au carême. Par contre, ils se considèrent comme de bons musulmans sans presque jamais aller à la mosquée et bien souvent sans même savoir faire leur prière ».
À propos du voile et de la claustration des femmes en milieu urbain, Germaine Tillion remarque que ces pratiques étaient répandues autour de la Méditerranée, dans la chrétienté comme dans l'islam, à une date encore récente.
L'islam a perturbé beaucoup de sociétés en introduisant par ailleurs l'obligation de partager l'héritage entre tous les enfants, les filles recevant la moitié de la part des garçons, ce qui était déjà mieux que rien, comme dans certaines sociétés méditerranéennes pré-islamiques.
Dans les sociétés nomades où les héritages consistent en troupeaux et biens mobiliers, cette prescription coranique n'a pas eu de conséquences graves. Par contre, dans les sociétés paysannes, elle a menacé l'intégrité des domaines familiaux avec le risque qu'en cas d'exogamie, une fille emporte sa part de terrain dans la famille de son époux. Certaines de ces sociétés ont réagi en ignorant ou en contournant la prescription coranique, c'est-à-dire l'héritage des filles. D'autres ont choisi de renforcer la claustration des filles et l'obligation du voile pour limiter le risque d'un mariage hors de la lignée paternelle.
La généralisation du voile dans les villes, aujourd'hui, témoigne de cette « république des cousins » qui refuse de rendre les armes.
Ainsi, longtemps après sa parution, Le harem et les cousins conserve toute sa force et sa pertinence, pour la compréhension d'un monde méditerranéen plus que jamais secoué par des crises identitaires... Et le 27 mai 2015, Germaine Tillion a les honneurs du Panthéon (sans que sa dépouille quitte le cimetière familial de Saint-Mandé).
André Larané
Publié ou mis à jour le : 2017-03-01 10:57:22
ECRIT DU
CITOYEN TIGNARD YANIS